« L'armée des morts à moi toute seule ». C'était tout ce qu'Aisling avait réussi à penser d'elle-même en croisant son visage dans le reflet d'une fenêtre. Des cernes sous les yeux, le teint brouillé, des cheveux en pleine crise d'adolescence... il ne lui manquait que les boutons d'acné, et le compte était bon. Enfin, heureusement, l'acné n'avait jamais eu l'idée de l'attaquer. Ceci étant dit, cette apparence quelque peu morbide était totalement compréhensible. Elle n'avait dormi que trois heures plus ou moins, et pas beaucoup plus durant les nuits précédentes. Elle avait fait son choix. Entre la musique et la santé, la musique remportait haut la main le combat.
Après être sortie de cours, son premier réflexe fut donc de se diriger vers la cafétéria. Un endroit qu'elle ne portait pas dans son cœur, si elle devait être honnête. Trop de bruit, un café beaucoup trop édulcoré, et beaucoup trop cher. Simplement, elle n'avait pas le choix. Ses jambes ne l'auraient jamais portée jusqu'au café le plus proche, elle avait besoin de sa dose de caféine immédiatement. Pendant les cours, elle avait dû lutter d'une manière totalement inhumaine pour ne pas mourir la tête sur la surface froide d'une table. Et puis, honnêtement, c'était un cours ennuyeux. Dont on passera, de fait, l'intitulé sous silence, les murs ayant des oreilles, et les profs des yeux partout, c'est bien connu.
Une fois son café en main, la jeune femme fit un tour d'horizon des places libres. Des groupes d'amis, des petits couples (elle ne put s'empêcher de grimacer en les voyant, quelle idée ridicule que de se mettre en couple, le meilleur moyen de foirer son avenir... mais bon). Et une table, au fond. Une seule personne assise. Donc, le seul moyen de n'avoir personne en face ou à côté d'elle. Elle n'aimait pas s'assoir en compagnie d'autres personnes, mais là, pour le coup, elle 'n'avait franchement pas le choix. Elle soupira donc longuement, et se dirigea en traînant des pieds jusqu'à la table en question. Elle tira la chaise la plus éloignée de la jeune femme qui se trouvait déjà là, se laissa tomber dessus sans la moindre élégance, étira ses bras derrière elle, puis, remarquant que la personne déjà présente était occupée à lire, se rappela qu'elle n'avait toujours pas terminé le dernier roman qu'elle avait acheté - par ailleurs le dernier roman qu'elle n'eût pas lu de cet auteur, sans conteste son favori... Nationalisme oblige, Joseph Sheridan le Fanu. Uncle Silas. L'une des œuvres principales de l'auteur, et pour autant, le dernier qu'elle avait eu envie de lire.
Elle sortit donc son livre de son sac informe, et reprit là où elle s'était arrêté. C'est-à-dire au beau milieu du roman, dont elle ne se souvenait déjà que de bribes. Mais bon, tout cela allait lui revenir tôt ou tard, non ?